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Formation de terrain

« Nous devons pouvoir défendre le travail de chaque artiste à l’extérieur »

Depuis 20 ans, l’atelier CREAHM (créativité et handicap mental) à Villars-sur-Glâne donne la possibilité à des artistes avec une déficience intellectuelle ou un handicap cérébral de travailler en atelier, d’exposer et de vendre leurs œuvres. Dans ce cadre professionnel, un travail régulier avec deux artistes co-responsables de l'atelier leur permet de développer leur démarche et d’obtenir une reconnaissance publique.
Une fois par semaine, l’artiste Elmar Schafer vient travailler à l’atelier CREAHM. Il vit avec un handicap cérébral depuis sa naissance et peint avec des mouvements de tête.
© CREAHM

Derrière l’école de Cormanon à Villars-sur-Glâne, dans la banlieue de Fribourg, l’atelier CREAHM accueille depuis 20 ans des artistes singuliers et singulières, afin de les accompagner dans leur travail et de valoriser leurs œuvres par des expositions dans des musées et des galeries d’art. Dix-huit personnes y viennent entre une à trois fois par semaine exprimer leur talent et développer leur démarche avec deux artistes co-responsables de l'atelier. Le CREAHM n’est pas un atelier d’art-thérapie, mais un lieu de création qui permet à chacun et à chacune de progresser dans sa technique d’expression. Dans ce local clair où règne un joyeux désordre de couleurs et de pinceaux, la plupart des artistes peignent, dessinent ou réalisent parfois des sculptures.

Pour entrer au CREAHM, chaque artiste doit présenter un dossier d’œuvres. Les candidats et les candidates doivent avoir l’envie et le besoin de s’exprimer par l’art. La personnalité de l’œuvre et la précision du mouvement sont également des critères déterminants. Un stage initial de quatre à six mois permet de tester la capacité à vivre en groupe et à montrer la discipline nécessaire à travailler chaque semaine au moins un jour à l’atelier, de 8 heures à 15 h 30. « L’artiste doit aussi éprouver du plaisir, et montrer un travail que le CREAHM pourra défendre à l’extérieur », précise Gion Capeder, l’un des deux artistes co-responsables de l’atelier.

« Après, chacun peut évoluer, gagner en qualité, en intégrant certaines règles, comme celles qui régissent les plans, les figures et les fonds », explique Gion Capeder. Les artistes qui fréquentent le CREAHM ont un contrat avec l’atelier. Ce contrat suit la charte du réseau romand Mir’arts d’ASA - Handicap mental pour l’accompagnement d’artistes en situation de handicap. Il indique aussi la part qui revient à l’artiste lors de la vente d’œuvres. L’atelier CREAHM accueille des artistes francophones et germanophones du canton de Fribourg. Une liste d’attente témoigne de l’intérêt que suscite le CREAHM.

Depuis 2013, Gion Capeder travaille avec Elmar Schafer, un artiste qui fréquente le CREAHM depuis l’ouverture de l’atelier il y a 20 ans. Elmar Schafer est né avec des troubles cérébraux qui l’empêchent de bouger ses membres et de parler. Il se déplace en fauteuil roulant électrique et communique par des signes de tête ou en écrivant sur ordinateur.

Chaque vendredi, Elmar Schafer vient au CREAHM peindre des œuvres colorées et fortes qui expriment en peinture acrylique son amour de la nature. Elmar Schafer ne contrôle ses mains qu’avec de grandes difficultés ; il peint donc avec un grand pinceau fixé à un casque. Gion Capeder l’aide à réaliser son œuvre, sans trop intervenir : « Le travail doit être le plus personnel possible. J’ai dû apprendre à ne pas trop intervenir, et accepter qu’une œuvre bien commencée puisse mal finir. »

« Je dois savoir moi-même ce que je veux peindre et avec quelles couleurs. »
Elmar Schafer, artiste de l’atelier CREAHM​

Elmar Schafer apporte souvent des photos de paysages trouvées sur Internet, et montre les couleurs qu’il souhaite utiliser sur une palette. Il a besoin de Gion Capeder pour mélanger les couleurs, adoucir ou renforcer leur tonalité, et mouiller le pinceau. « Je dois savoir moi-même ce que je veux peindre et avec quelles couleurs. Elles doivent correspondre à mes souhaits », explique Elmar Schafer. « Et nous communiquons aussi, avec Gion », rajoute-t-il.  

La nature est la source d’inspiration du peintre et il respecte la réalité de ses couleurs. Elmar Schafer commence par le ciel, souvent clair et pluvieux. Une œuvre peut être le point de départ d’une autre œuvre. « Nous avançons souvent par association d’idées, cela donne une direction et pour moi, c’est plus facile qu’un travail complètement nouveau », précise Gion Capeder. En six ans, Gion Capeder mesure le chemin parcouru ensemble : la palette de couleurs d’Elmar Schafer est plus réaliste, et leurs sensibilités respectives interagissent davantage.

Portait de l’artiste Elmar Schafer au travail à l’atelier CREAHM, réalisé pour l’exposition « CREAHM 20 ans ». © Patrick Khoury, élève d’eikon, école professionnelle en arts appliqués à Fribourg

« On ne cherche pas de lieux d’exposition, on doit plutôt en refuser. »
Gion Capeder, artiste co-responsable de l’atelier CREAHM​

Comme tous les artistes, celles et ceux qui fréquentent l’atelier CREAHM ont besoin d’un œil extérieur sur leur travail. Celui des co-responsables de l’atelier bien sûr, mais aussi celui du public. L’atelier CREAHM organise donc une dizaine d’expositions par année, dans toutes les grandes villes de Suisse. « On ne cherche pas de lieux d’expositions, on doit plutôt en refuser », précise Gion Capeder.

L’atelier est exigeant avec les œuvres qui sortent de l’atelier ; celles-ci sont choisies par le comité du CREAHM. Ce comité, basé dans le canton de Fribourg, comprend des artistes. Il en va de la réputation de l’atelier. « La vente est une composante essentielle de la survie de l’atelier. Elle se fait lors des expositions ou à l’atelier », précise le co-responsable. Les prix sont fixés par le CREAHM en fonction du format, des années d’expérience et d’une appréciation subjective de la beauté de l’œuvre. Le produit de la vente est divisé entre l’artiste et l’atelier.

« Je me suis rendue compte que la volonté pouvait dépasser la technique. »
Franziska Werlen, directrice du Musée de la Singine​

Cette année, pour fêter ses 50 ans, Elmar Schafer a été invité à exposer au Musée de la Singine à Tavel. Comme curateur, il a pu choisir une vingtaine de tableaux récents ainsi que ceux d’amis et d’amies artistes. Elmar Schafer a ainsi choisi d’exposer des œuvres réalisées par les artistes germanophones de l’atelier CREAHM.  

En arrivant devant la belle bâtisse ancienne et en bois du musée de la Singine, l’on réalise le défi que s’est lancé sa directrice Franziska Werlen en invitant un artiste à mobilité réduite dans ses murs. Un escalier étroit conduit en effet à la porte d’entrée, ouvrant sur un couloir exigu bardé de seuils devant chaque salle. Une configuration qui se répète sur les deux étages du lieu, qui n’a pas d’ascenseur.

« J’avoue que ce n’était pas facile et j’y ai beaucoup réfléchi. Je voulais absolument qu’Elmar Schafer soit présent au vernissage de son jubilé, car sans lui, cela n’avait aucun sens. En fait, tout s’est bien passé, malgré le manque d’accessibilité du bâtiment. Et je me suis rendue compte que la volonté pouvait dépasser la technique », explique-t-elle.

Elmar Schafer pose avec sa maman, Margrit, lors du vernissage de son exposition « Elmar Schafer zum 50. Geburtstag mit Künstlerfreunden und -freundinnen » au Musée de la Singine à Tavel, en février 2019.

© Musée de la Singine ​

Le Musée de la Singine est dévolu à sa région et donne ainsi une place aux artistes du lieu. Franziska Werlen avait vu les œuvres d’Elmar Schafer dans un livre d’artistes singinois. Elle a eu envie de confronter ses tableaux colorés aux vieilles parois de bois sombre de son musée. « Elmar Schafer a 50 ans cette année. C’était une bonne occasion pour présenter ses travaux récents, et je lui ai donné carte blanche. »

Elmar Schafer et sa famille habitent près de Tavel. Ils connaissaient le musée et l’artiste a accepté cette invitation sans hésiter. C’était la première fois que Franziska Werlen collaborait avec l’atelier CREAHM. Lorsqu’elle a rendu visite à Elmar Schafer à l’atelier avec son éducatrice sociale, elle a senti que tout se passerait bien malgré les obstacles : « Elmar Schafer a une grande volonté de communiquer, il met les gens à l’aise », précise-t-elle.

« Je n’ai pas pensé à son handicap – j’ai juste suivi mon envie de voir ses œuvres. »
Franziska Werlen, directrice du Musée de la Singine​

Elmar Schafer a d’abord choisi les œuvres à exposer avec les responsables de l’atelier CREAHM et avec ses collègues artistes, sans voir les salles d’exposition, situées aux étages du musée. Le musée a réalisé et filmé un premier accrochage. Elmar Schafer a visionné le film et communiqué ce qu’il souhaitait modifier. Sur cette base, Gion Capeder et Ivo Vonlanthen – l’un des fondateurs du CREAHM – sont venus finaliser l’exposition. « Ils ont changé beaucoup de choses », sourit la directrice.  

Le plus difficile consistait à transporter l’artiste au deuxième étage pour le vernissage. Avec son accord, des personnes de l’entourage d'Elmar Schafer l’ont porté jusqu’à l’étage avant l’arrivée des invités. « J’étais heureuse d’avoir pu lui offrir ce moment, qu’il puisse voir son exposition et partager un moment avec les visiteurs », note Franziska Werlen. Cette directrice de musée est sensibilisée à l’inclusion culturelle et organise parfois des visites guidées pour des personnes aveugles ou malvoyantes. Pour l’exposition d’Elmar Schafer, elle n’a pas voulu spécialement « faire de l’inclusion. » « Je n’ai pas pensé à son handicap, juste suivi mon envie de voir ses œuvres, ses mouvements de couleur dans ce lieu. Je n’ai pas non plus mis en avant son handicap, contrairement à la presse. »

Franziska Werlen considère Elmar Schafer comme un artiste, qui aime représenter l’environnement naturel de sa région, la Singine. « Il a une grande personnalité, une force dans le mouvement et une palette de couleurs magnifique. Dans ses peintures, il se tient debout, et c’est touchant. »  

L’exposition est à découvrir jusqu’au 28 avril 2019.

L’atelier CREAHM

Le premier atelier CREAHM (création et handicap mental) a été fondé en Belgique par Luc Boulangé, convaincu que des personnes en situation de handicap mental ou psychique douées d'un talent créateur trouvent dans les arts plastiques une identité d’artiste pour autant qu’on leur en donne les moyens. En 1998, Jean-Luc Lambert, professeur de psychologie à l’Université de Fribourg, et l'artiste peintre Ivo Vonlanthen créent l’association fribourgeoise.

Liés par un contrat, 18 artistes fréquentent l’atelier CREAHM à Villars-sur-Glâne un, deux ou trois jours par semaine. Ils sont accompagnés par deux artistes co-responsables de l'atelier qui font office de mentor et d'œil critique. Conformément à sa philosophie, le CREAHM expose également les œuvres des artistes dans des musées et galeries d’art. La vente des œuvres est essentielle à la pérennité de l’atelier, et une partie de l’argent va aux artistes.

Le CREAHM fait partie du réseau romand Mir'arts d'ASA - Handicap mental, qui promeut le travail d’ateliers qui accompagnent des artistes en situation de handicap. Mir'arts a développé une charte pour l'accompagnement et la promotion éthique des artistes, téléchargeable sur www.mirarts.ch.

www.creahm.ch

Marie-Christine Pasche et Nicole Grieve
Avril 2019

CREAHM

Villars-sur-Glâne / Fribourg